jeudi 9 octobre 2008

Francis Fukuyama : "la chute d'America, Inc."


Il y a a peine 16 ans, dans un de ces plus célèbre ouvrage intitulé "La Fin de l'Histoire et le dernier homme", Francis Fukuyama défendait l'idée que la progression de l'histoire humaine, envisagée comme un combat entre des idéologies, touche à sa fin avec le consensus sur la démocratie libérale qui tendrait à se former après la fin de la Guerre froide. Bref, il prédisait la fin de l'histoire avec un grand "H". Signe que ce ne sont que les fous qui ne changent pas d'avis, la semaine dernière Fukuyama a accouché, dans Newsweek, d'un texte fort intéressant proposant de faire l'apologie de la crise financière faisant rage aux États-Unis. Il en arrive grosso modo à la conclusion que l'effondrement de Wall Street marque définitivement la fin de la période Reagan...

"la chute d'America, Inc."

Implosion des plus anciennes banques d'investissement américaines, volatilisation de plus d'un trillion de dollars de valeurs boursières en un seul jour, addition de 700 milliards de dollars pour les contribuables américains : l'ampleur de la débâcle de Wall Street pourrait difficilement être pire. Et pourtant, alors même que les Américains se demandent pourquoi ils doivent débourser des sommes aussi astronomiques pour empêcher l'ensemble du système économique d'imploser, rares sont ceux qui s'interrogent sur les dégâts que cet effondrement financier est en train de causer à la "marque" Amérique.

Les idées constituent l'une de nos principales exportations, et deux idées fondamentalement américaines ont dominé la pensée mondiale depuis le début des années 1980 avec l'élection de Ronald Reagan à la présidence. La première est une certaine vision du capitalisme selon laquelle une faible imposition, une régulation minimale et un gouvernement réduit constitueraient les moteurs de la croissance économique, non seulement aux Etats-Unis mais dans le monde entier. La seconde était que faire de l'Amérique le champion de la démocratie libérale dans le monde tracerait le meilleur chemin vers un ordre international plus prospère et plus ouvert.

Il est difficile d'évaluer à quel point ces traits caractéristiques de la marque américaine sont aujourd'hui discrédités. Entre 2002 et 2007, alors que le monde bénéficiait d'une période de croissance économique sans précédent, il était aisé d'ignorer les socialistes européens et les populistes sud-américains qui dénonçaient dans le modèle économique américain un "capitalisme de cow-boy".

L'ÉCONOMIE AMÉRICAINE A DÉRAILLÉ

Mais voilà qu'aujourd'hui la locomotive de cette croissance, l'économie américaine, a déraillé, menaçant du même coup d'entraîner le reste du monde dans la catastrophe. Le pire, c'est que le coupable est le modèle américain lui-même : obsédé par le mantra de toujours moins de gouvernement, Washington a négligé de réguler de façon adéquate le secteur financier et l'a laissé causer un tort considérable au reste de la société.

Mais la démocratie était d'ores et déjà ternie. Alors même qu'il avait été prouvé que Saddam Hussein ne possédait aucune arme de destruction massive, l'administration Bush tenta de justifier la guerre en Irak en l'intégrant à son vaste "agenda de la liberté". Aux yeux de beaucoup de gens dans le monde, la rhétorique américaine sur la démocratie s'est mise à ressembler à une excuse visant à perpétuer l'hégémonie des Etats-Unis.

Le choix auquel nous sommes confrontés aujourd'hui va bien au-delà du plan de renflouement ou de la campagne présidentielle. La marque américaine est mise à rude épreuve au moment même où d'autres modèles – russe ou chinois – apparaissent comme de plus en plus attractifs. Rétablir notre réputation et restaurer l'attrait de notre marque représentent sous bien des aspects des défis tout aussi importants que la stabilisation du secteur financier.

Nous ne pourrons pas entreprendre cette tâche avant d'avoir clairement compris ce qui a cloché – en déterminant, parmi tous les aspects du modèle américain, lesquels sont sains, lesquels ont été appliqués de manière erronée, et lesquels doivent être purement et simplement abandonnés.

De nombreux commentateurs ont remarqué que l'effondrement de Wall Street marquait la fin de la période Reagan. Ils ont parfaitement raison. Le reaganisme était une politique juste pour son époque. Depuis le New Deal des années 1930, les gouvernements du monde entier n'avaient fait qu'étendre toujours plus leur emprise. Or, à partir des années 1970, les grands Etats et économies-providence ont étouffé sous la bureaucratie et gravement dysfonctionné. La révolution reagano-thatchérienne a facilité l'embauche et le licenciement des salariés, entraînant d'immenses douleurs, sur fond de diminution voire même de cessation d'activité des industries traditionnelles. Mais elle a également jeté les bases de près de trois décennies de croissance, et permis l'émergence de nouveaux secteurs, comme l'informatique et les biotechnologies.

Au plan international, la révolution reaganienne s'est traduite par le "consensus de Washington", en vertu duquel Washington et les institutions sous son influence (FMI et Banque mondiale) ont incité les pays émergents à ouvrir leurs économies. Régulièrement voué aux gémonies par des populistes comme le Vénézuélien Hugo Chavez, ce "consensus" a quand même réussi à amortir la crise de la dette sud-américaine du début des années 1980 et permis à la Chine et à l'Inde de devenir les puissances économiques qu'elles sont aujourd'hui.

LA CRISE FINANCIÈRE ASIATIQUE DE 1997-1998, PREMIÈRE ALERTE

Comme tout mouvement transformateur, la révolution reaganienne s'est dévoyée lorsqu'elle est devenue, pour beaucoup de ses partisans, une idéologie irrécusable, et non plus une réponse pragmatique aux excès de l'Etat-providence. Deux de ses concepts étaient sacro-saints : le premier affirmait que les baisses d'impôts s'autofinanceraient; le second, que les marchés financiers étaient capables de s'autoréguler.

La globalisation a masqué les failles de ce raisonnement durant plusieurs décennies. Les étrangers paraissaient toujours plus disposés à acquérir des dollars américains, ce qui permit au gouvernement des Etats-Unis de laisser courir les déficits tout en enregistrant une forte croissance. Le second article de foi de l'ère Reagan – la dérégulation financière – fut formulé par une alliance contre nature de reaganiens fanatiques et de firmes de Wall Street, et, dès les années 1990, était devenu parole d'Evangile, y compris chez les démocrates. Ses partisans arguaient du fait que les anciennes régulations étouffaient l'innovation et sapaient la compétitivité des institutions financières américaines. Ils avaient raison – à ceci près que la dérégulation a généré un flot de nouveaux produits innovants tels que les fameuses collaterized debt obligations (CDO) qui sont au cœur de la crise actuelle.

Le problème est que Wall Street est très différente de, disons, la Silicon Valley, où la faiblesse de la réglementation produit des effets authentiquement bénéfiques. Les institutions financières sont fondées sur la confiance, laquelle ne peut s'épanouir que si les gouvernements font en sorte qu'elles soient transparentes, et prudentes dans les risques qu'elles sont amenées à prendre avec l'argent des autres. Le secteur est également différent du fait que l'effondrement d'une institution financière cause du tort non seulement à ses actionnaires et à ses employés, mais également à un grand nombre de badauds innocents (c'est ce que les économistes appellent délicatement les "externalités négatives").

Les signes montrant que la révolution reaganienne avait amorcé une dérive dangereuse sont devenus évidents au cours de la dernière décennie. Une des premières alertes a été la crise financière asiatique de 1997-1998. Le deuxième signe inquiétant provenait des déficits structurels croissants des Etats-Unis. La Chine et un certain nombre d'autres pays commencèrent à acheter des dollars américains après 1997 dans le cadre d'une stratégie délibérée visant à sous-évaluer leur monnaie, maintenir leurs usines en activité et protéger leurs économies des soubresauts financiers.

Cela convenait parfaitement à l'Amérique post-11-Septembre; cela signifiait que nous pouvions tout à la fois baisser les impôts, alimenter une frénésie de consommation, financer deux guerres coûteuses et laisser filer le déficit fiscal. Le déficit commercial vertigineux et en accroissement constant que cette politique généra était de toute évidence insupportable à terme. La chute du dollar américain montre que nous avons atteint ce stade.

Même aux Etats-Unis, les inconvénients de la dérégulation étaient apparus clairement bien avant le naufrage de Wall Street. Durant toute la dernière décennie, les inégalités n'ont cessé de se creuser aux Etats-Unis car les bénéfices de la croissance ont profité avant tout aux plus riches et aux mieux éduqués, tandis que les revenus de la classe ouvrière stagnaient. Enfin, l'occupation gâchée de l'Irak et la réaction des autorités après l'ouragan Katrina ont mis à nu la faiblesse générale du secteur public. Tous ces éléments donnent à penser que l'ère Reagan aurait dû se terminer il y a des années.

L'autre composant essentiel de la marque américaine est la démocratie et la volonté des Etats-Unis de soutenir les autres démocraties à travers le monde. Cette veine idéaliste de la politique étrangère américaine a été une constante au cours du siècle écoulé.

Promouvoir la démocratie – à travers la diplomatie, l'aide aux groupes de la société civile, les médias libres et le reste – n'a jamais fait l'objet de controverse. Le problème à présent est qu'en utilisant la démocratie pour justifier la guerre en Irak, l'administration Bush a convaincu beaucoup de gens que le terme "démocratie" n'était qu'un mot codé recouvrant l'intervention militaire et le changement de régime.

GUANTANAMO ET LE DÉTENU ENCAGOULÉ D'ABOU-GHRAIB ONT REMPLACÉ LA STATUE DE LA LIBERTÉ EN TANT QUE SYMBOLES DE L'AMÉRIQUE

Le modèle américain a également été gravement terni par l'utilisation de la torture par l'administration Bush. Après le 11-Septembre, les Américains ont donné la triste image d'un peuple prêt à renoncer aux garanties constitutionnelles dans l'intérêt de la sécurité. Aux yeux de nombreux non-Américains, la prison de Guantanamo et le détenu encagoulé d'Abou-Ghraib ont depuis lors remplacé la statue de la Liberté en tant que symboles de l'Amérique.

Quel que soit le vainqueur de l'élection du 4 novembre, un nouveau cycle politique s'amorcera tant aux Etats-Unis que dans le reste du monde. Il est probable que les démocrates renforceront leur majorité au Sénat comme à la Chambre des représentants. Une puissante colère populiste bouillonne dans le pays à mesure que la débâcle de Wall Street gagne Main Street . Un nouveau consensus se fait jour sur la nécessité de rétablir la régulation dans de nombreux secteurs de l'économie.

Au plan mondial, les Etats-Unis n'occuperont plus la position hégémonique qui était la leur jusqu'à présent, une nouvelle donne qui a clairement émergé avec l'invasion de la Géorgie par la Russie le 7 août. La capacité des Etats-Unis à façonner l'économie globale sera diminuée, tout comme seront amputées nos ressources financières.

L'influence américaine peut et finira par être restaurée. Alors qu'il est probable que le monde dans son ensemble s'apprête à subir un ralentissement économique, il n'est pas du tout sûr que les modèles chinois et russe s'en sortent beaucoup mieux que le modèle américain. Les Etats-Unis se sont relevés des graves revers qu'ils ont subis dans les années 1930 et 1970 grâce à l'adaptabilité de leur système et à la résilience de leur peuple.

Reste qu'un nouveau rétablissement dépend de notre capacité à procéder à quelques changements fondamentaux. Tout d'abord, nous devons nous libérer de la camisole de l'ère Reagan concernant les impôts et la régulation. Les baisses d'impôts sont certes une idée séduisante mais elles ne stimulent pas nécessairement la croissance et ne s'autofinancent pas automatiquement; étant donné notre situation fiscale à long terme, il va falloir expliquer honnêtement aux Américains qu'ils devront financer eux-mêmes leur progression vers l'avenir. La dérégulation peut se révéler, comme nous l'avons vu, extrêmement coûteuse. L'ensemble du secteur public américain – sous-financé, déprofessionnalisé et démoralisé – a besoin d'être reconstruit.

Pendant que nous entreprendrons ces changements, nous devrons veiller au risque de vouloir trop en faire. Les institutions financières doivent être surveillées de près, mais il n'est pas sûr que les autres secteurs économiques doivent être soumis au même contrôle.

Le libre-échange demeure un puissant moteur pour la croissance économique, ainsi qu'un instrument de la diplomatie américaine. Nous devrions mieux aider les travailleurs à s'adapter aux conditions globales changeantes, plutôt que défendre leurs emplois existants. Si les baisses d'impôts ne sont pas une recette automatique pour la prospérité, les dépenses sociales inconsidérées ne le sont pas non plus. Le coût des renflouements d'entreprises ainsi que la faiblesse à long terme du dollar signifient que l'inflation constituera une grave menace dans l'avenir. Une politique fiscale irresponsable pourrait aisément aggraver ce problème.

Mais le changement le plus important auquel nous devons procéder se situe au niveau politique. La révolution reaganienne a brisé une domination libérale et démocrate de la vie politique américaine qui durait depuis un demi-siècle. Mais au fil des années, ces idées autrefois neuves se sont sclérosées en dogmes. La qualité du débat politique a été vulgarisée par des hommes partisans qui remettent en cause non seulement les idées, mais aussi les motivations de leurs adversaires.

Tout cela complique l'ajustement aujourd'hui nécessaire à la réalité nouvelle et difficile à laquelle nous sommes confrontés. Le test ultime pour le modèle américain sera donc sa capacité à se réinventer une fois de plus. Jouir d'une bonne image ne consiste pas, pour paraphraser une certaine candidate à la vice-présidence, à mettre du rouge à lèvres à un pitbull. Cela consiste avant tout à avoir le meilleur produit à vendre. La démocratie américaine a du pain sur la planche.

Francis Fukuyama est professeur d'économie politique internationale à la Johns-Hopkins School of Advanced International Studies

(Traduit de l'anglais par Gilles Berton pour le compte du quotidien Le Monde) Copyright 2008, "Newsweek", inc.

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